Anna Wojakowska-Skiba
Violence entre mère et fille – du trauma au troumatisme
Un article d’opinion sur le sujet « Devenir du symptôme analytique dans la cure et dans le réel de notre temps » pour Pliegues numéro 11, revue de la Fédération de Foros del Campo Lacaniano en España.
Dans cet article, j’examinerai la question du traumatisme causé par la violence dans la relation mère-fille du point de vue du concept de « troumatisme » de Lacan. Je vais présenter, à partir d'une vignette clinique, les changements que la cure psychanalytique peut apporter au sujet qui a vécu une telle violence et qui l’a conçue comme traumatique.
Cette femme m’a demandé une analyse car elle se croyait folle à cause de ses attaques de colère qui se manifestaient dans ses relations ravageantes avec sa mère et avec ses propres partenaires. Elle avait vécu des tensions au travail et toutes ses relations amoureuses se soldaient par une séparation. Au début, elle ne voyait pas le rapport entre son symptôme d’entrée en analyse et l’énigme que représentait pour elle le comportement de sa mère. La violence de sa mère se manifestait dans sa relation avec elle, mais pas avec ses frères, et représentait pour elle un émoi opaque, une jouissance incompréhensible et jamais expliquée. Toutefois, sa question ne portait pas sur le comportement de sa mère. Il s’agissait plutôt de savoir ce qui provoquait ses attaques à elle. La question plus large qui se posait dans son analyse était de savoir ce qui était traumatique pour ce sujet : la violence maternelle en soi ou quelque chose d’autre ?
Voici une scène rapportée par cette femme qui condense cette problématique. Elle vit une mère hurler sur son enfant dans la rue, lui tirer les cheveux et le malmener. Cette scène provoqua son plus grand émoi et la fit vomir, causant son propre embarras. Elle pensait que cet enfant était sans recours, impuissant, à la merci de sa mère. Mais cela ne lui disait pas pourquoi cela l’avait fait vomir.
Lors de son analyse, elle s’aperçut que cette scène reproduisait une situation similaire, vécue avec sa mère, où elle était sans recours, donc dans un état de détresse, d’Hilflosichkeit, que Freud, dans Inhibition, symptôme et angoisse, a désigné comme étant à l’origine du traumatisme. Sa propre souffrance de fille maltraitée avait ainsi été réactualisée.
Le mot traumatisme vient du grec τραυμα, « blessure », et est étymologiquement lié au verbe « percer ». Un trauma est un choc soudain causé par une force externe qui entraîne une blessure physique, bien qu’elle ne soit pas toujours visible à l’œil nu. Le traumatisme renvoie quant à lui aux conséquences locales ou générales du trauma.
Pour Freud, le concept de traumatisme est lié à la dimension économique. L’action de la force externe entraîne une forte augmentation de l'excitation, que l'appareil mental ne parvient pas à éliminer ou à maîtriser par des moyens ordinaires, comme par ex. une distraction. Pour Freud, le modèle de description de la défense pathologique du moi contre les traumatismes est le refoulement. Il convient de rappeler que pendant la période de ses Etudes sur l'hystérie (1895), Freud considérait que certaines conditions devaient être remplies pour qu'un traumatisme psychologique se produise. En plus de la nature traumatisante de l'événement lui-même, Freud souligne l’importance de l'état dans lequel le sujet se trouve au moment de l'événement et de l’existence d’un conflit mental qui empêche le sujet d'inclure l'événement dans sa conscience. Le plus important est que deux événements sont nécessaires pour le traumatisme de Freud. Le premier, introduit par l'action de la force externe traumatique, puis le second, qui dans l’après-coup donne à la mémoire du premier un sens traumatique. Ce deuxième événement ne fonctionne pas avec sa propre énergie, mais - à travers des associations - conduit à une excitation qui vient de l'intérieur et est associée au premier événement. Dans Introduction à la psychanalyse (1915), Freud fait du traumatisme sexuel relevant de l’inconscient la cause de la névrose. Il fait un pas en avant par rapport à Charcot, qui le réserve à l'hystérie. Dans Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud souligne que le traumatisme n'est pas simplement une perturbation de l'économie libidinale, mais qu’il menace l'intégrité du sujet de manière plus radicale. Enfin, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Freud lie les concepts de traumatisme et de détresse comme résultant de l’angoisse de la rencontre des pulsions (danger interne) ou de la menace vitale (danger externe). Les progrès suivants sont marqués par Lacan, qui généralise ce traumatisme de détresse comme cause de tout sujet. Si nous traduisons l’idée de Freud en termes lacaniens, il s’agit de l’angoisse de la jouissance provenant du sujet ou de l’Autre. La détresse provient du fait que le sujet face à l’excitation propre provoquée ainsi reste sans recours, car il n’y a pas d’Autre qui pourrait l’habiller de mots ou y répondre[1]. Dans ce cas, la question se pose donc de savoir si cette violence entre mère et fille doit être considérée seulement comme un évènement réel à l’origine des symptômes du sujet, ou aussi comme un évènement du réel qui provoque la fabrication du fantasme.
L’analyse a mis en lumière que cette femme, dans son couple, s’était repéré un penchant pour les actes sadomasochistes et la mise en scène de l’humiliation de son partenaire. Elle en tirait de la jouissance, mais était gênée par la pensée que son partenaire n’aimait peut-être pas vraiment cela. En général, elle réclamait activement des relations sexuelles, se heurtant souvent à l’impuissance du partenaire.
Dès le début, l’activité sexuelle de cette femme portait la marque de la parole maternelle qui lui avait reproché son comportement trop audacieux envers les hommes. Son entrée en analyse s’était faite au moment d’une grande angoisse, réalisant sa propre impuissance dans un rapport à un homme qu’elle aimait. Elle était incapable d’atteindre la jouissance phallique dont elle semblait s’emparer si facilement jusqu’à présent. Avec lui, sa volonté de s’égaler aux hommes l’avait conduite à l’échec. Elle avait donc compris que quelque chose, qui touchait son être de femme, ne marchait pas dans son façon de faire avec les hommes.
Dans son analyse, elle a été confrontée à plusieurs rêves dont la trame principale était la violence, par ex., devoir annoncer à sa mère la décapitation de son frère cadet. Cette violence constituait « un souhait de mort pour le nouveau venu dans la famille », comme le dit Lacan[2], issu de la relation spéculaire du moi à son alter-ego. Sa présence dans l’hystérie est déjà montrée par la gifle donnée par Dora à Mr K.[3] L’analyse l’a tout d’abord amenée à constater que sa supposée folie et sa rage étaient liées à son sentiment d’infériorité, à l’idée d’être, contrairement à ses frères, dépourvue d’attributs masculins, donc de valeur. Elle accusait sa mère d’en être fautive, car c’était elle qui l’avait faite venir au monde en tant que fille.
Quand elle eut elle-même une petite fille, elle relata avec honte et effroi ses fantasmes où elle enfonçait une aiguille dans son enfant. Avec l’analyse, elle reconnut sa volonté d’infliger de la douleur à l’autre, de le punir et le faire souffrir, même si ses fantasmes ne se sont jamais matérialisés dans sa relation avec sa fille. Elle remarqua une contradiction dans la profession de sa mère qui était infirmière : elle prenait soin d’elle, mais était capable de la frapper sous le coup de la colère. Elle put aussi affirmer que quelque chose d’obscur demeurait du désir de sa mère comme de sa jouissance. Plus tard, elle découvrit qu’elle se plaisait à être sa victime.
La dimension sexuelle de ses fantasmes punitifs lui est apparue lors d’un rêve où elle sauvait son frère d’une punition sous forme de violence sexuelle infligée par un homme âgé. Elle y reconnut une scène au cours de laquelle elle avait reçu une gifle en défendant son frère contre la colère de leur père, qu’elle avait énervé et poussé à bout. L’analyse l’amena à admettre qu’elle pouvait être la cause de la violence des autres et qu’elle y trouvait non seulement de la souffrance, mais aussi de la jouissance. Elle réalisa aussi combien les fantasmes pervers qui peuplaient ses rêves contrastaient avec son attitude au lit, plutôt réservée, avec son mari qu’elle trouvait très attirant sexuellement. Cela semble illustrer la thèse de Freud selon laquelle « la névrose est le négatif de la perversion »[4] et qui, d’après Lacan, dit que les névrosés ne font que rêver de ce que font les pervers[5].
Un rêve pivot survint au moment où elle arrêta d’allaiter sa fille. Angoissée, elle rêva d’avoir perdu son enfant pour toujours ; elle ne pouvait déposer plainte nulle part car elle était dans un lieu où on parlait une langue étrangère, et cela la rendait folle. L’analyse l’a menée d’abord à voir sa propre difficulté à se séparer de sa fille, puis à se poser la question de sa propre séparation d’avec sa mère. Il semble que le message du rêve est son impossibilité de se plaindre car il n’y a personne pour l’entendre, et c’est cela qui lui est insupportable. C’est la répétition de la rencontre manquée avec l’Autre maternelle qui ne peut pas répondre à la question du désir et de la jouissance. D’après ce que dit Lacan dans le Séminaire XXI «Les non-dupes errent», c’est ce manque dans l’Autre qui pour chaque sujet fait le « troumatisme ».[6]
L’analyse mena cette femme à repérer la question que se pose chaque sujet : que suis-je pour l’Autre ? Elle conclut que pour sa mère, elle était un objet de châtiment. C’est ainsi qu’elle interpréta le dire maternel : « Tu es un châtiment de Dieu, qu’ai-je fait pour mériter ça ? ». Dans son Séminaire XIV. Logique du fantasme, Lacan constate que le traumatisme n'est peut-être que fantasme[7].
Enfant, elle avait elle-même choisi le signifiant châtiment comme diminutif de son prénom, ce qui est une chose inhabituelle. Elle comprit que le signifiant châtiment sous lequel elle avait choisi de se représenter présidait à son comportement pénible envers les autres, afin de se faire punir par eux et de les punir.
Comment comprendre que le sujet puisse s’identifier à un signifiant douloureux ? Comme l’a dit Colette Soler, cette parole de l’Autre « imposée » au sujet est une violence qui laisse une trace dans la structure du sujet. Dans cette trace que Freud a nommée « l’idéal du moi » et Lacan « l’idéal de l’Autre » est incluse une idéalisation de l’Autre. En effet, le sujet s’identifie à ce dont il pâtit comme première violence[8] et préserve l’Autre dans l’état idéal, donc sans manque.
Dans Subversion du sujet et dialectique du désir, Lacan affirme que le névrosé identifie le manque de l’Autre à sa demande. Ainsi, la demande de l’Autre, ce dire maternel, prend la fonction d’objet dans son fantasme, le fantasme étant une réponse du sujet à la question de savoir ce que lui veut l’Autre. Dans le cas de cette vignette clinique, face à l’énigme du comportement ambigu de sa mère, le sujet a pris ce manque de l’Autre sur soi[9]. Ceci lui a évité de désidéaliser l’Autre, mais pas sans conséquences sur son désir à elle. Pour que ce désir apparaisse chez cette femme, il faut qu’elle se rende compte du manque de l’Autre.
Se détacher de l’interprétation de l’énigme du désir maternel grâce à l’analyse a permis un changement de position pour ce sujet. Son analyse l’a non seulement aidée à atténuer ses attaques de colère, mais lui a aussi permis de commencer à réaliser des choses liées à son désir : étudier la psychologie pour pouvoir un jour commencer sa propre pratique, rompre avec l’idéal maternel selon lequel l’argent est essentiel, peu importe le métier, et avec l’idéal paternel de ne pas trop se fatiguer dans la vie. Dans son couple, elle a cessé de s'intéresser à ce que son mari cherchait chez les autres femmes et a commencé à s’intéresser à ce qu’il cherche chez elle, ainsi qu’à leur propre jouissance sexuelle.
Pour reprendre la question du début, il semble que ce qui fut traumatique chez cette femme n’était pas la violence maternelle en elle-même, mais le fait qu’elle ne trouvait pas de réponse dans l’Autre au pourquoi de cette violence. Par rapport au trou dans le savoir, au manque de mots pour le dire, elle se fabriqua une réponse par la construction de son fantasme de se faire l’objet du châtiment. Pour éviter la répétition traumatique, il lui faut passer par la reconnaissance d’existence de ce trou dans le savoir[10], il lui faut le passage d’un savoir certain sur le traumatisme à la reconnaissance du non-savoir comme traumatique[11].
Le généralisation du trauma à tout sujet opérée par Lacan va de pair avec la position qu'il a donnée au parent traumatique et la solution à la détresse du sujet proposée selon lui par la psychanalyse. Dans le Savoir du psychanalyste, Lacan affirme que dans l’analyse survient le repérage de ce qui se comprend d'obscurci et de ce qui s'obscurcit en compréhension du signifiant qui a marqué un point du corps du sujet. Le sujet est l’effet du discours de ses parents et le psychanalyste reproduit la névrose produite innocemment par le parent traumatique[12]. L’opération analytique vise à réduire l’analyste du grand Autre supposé complet à un Autre troué qui ne peut répondre à tout et à faire en sorte que le sujet réalise la part qu’il avait joué dans son propre trauma avec sa réponse à l’énigme de l’Autre qui n’était que construction d’un fantasme.
[1] J. Lacan, Séminaire VI « Le désir et son interprétation », leçon du 12 novembre 1958.
[2] J. Lacan, Séminaire VI, op. cit., leçon du 1er juillet 1959.
[3] J. Lacan, Intervention sur le transfert, dans: Écrits, Ed. du Seuil, Paris, 1966.
[4] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.
[5] J. Lacan, Séminaire XX Encore, leçon de 13 mars 1973.
[6] Jacques Lacan, Séminaire XXI «Les non-dupes errent», leçon de 19 février 1974.
[7] Jacques Lacan, Séminaire XXI «La logique du fantasme», leçon de 7 decembre 1966.
[8] Cours de C. Soler sur la « Parole et violence », 2018-2019, leçon de 20 février 2019, inédit.
[9] J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans : Écrits, Ed. du Seuil, Paris, 1966.
[10] J. Lacan, Séminaire IX « L'identification », leçon de 13 et 20 décembre 1961.
[11] M.-N. Jacob-Duvernet, « Couleur de passe », Wunsch 16, Bulletin international de l’école de psychanalyse des Forums du champ lacanien, février 2017.
[12] J. Lacan, Le Savoir du psychanalyste, Entretiens de Sainte Anne, 1971- 1972, leçon de 4 mai 1972.